La Cour Européenne des Droits de l’Homme précise sa jurisprudence sur l’utilisation des systèmes de vidéosurveillance par l’employeur

Par Julie De Oliveira

La surveillance sur le lieu de travail est un droit pour l’employeur qui doit se concilier avec le respect des libertés individuelles des salariés.

 

S’agissant plus précisément de la vidéosurveillance, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a récemment eu à connaître du licenciement d’une caissière pour des faits de vol constatés grâce au système de vidéosurveillance secrète installé à l’aide d’une agence de détectives privés.

 

La Cour concluait alors que l’Etat avait ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit de la requérante au respect de sa vie privée et, d’autre part, l’intérêt de son employeur à la protection de ses droits patrimoniaux, et l’intérêt général lié à une bonne administration de la justice (Köpke c. Allemagne (CEDH, 5 octobre 2010, n° 420/07).

 

Pourtant, le 9 janvier 2018, la Cour a retenu la violation de l’article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CESDH) par l’Etat espagnol pour des faits sensiblement comparables (CEDH, 9 janvier 2018, requête n° 1874/13, Aff. López Ribalda et autres c. Espagne).

 

En l’espèce, un employeur avait jugé nécessaire d’installer des caméras de vidéosurveillance suite à plusieurs incohérences remarquées par le directeur du magasin entre le niveau des stocks et le chiffre des ventes quotidiennes, suscitant des soupçons de vol.

 

Ainsi, il informa les salariés de la présence de caméras visibles, mais s’abstint de les avertir de la présence de caméras cachées, exactement, pour ce dernier point, comme dans l’arrêt précité. Cinq caissières furent surprises par ces bandes vidéos en train de soustraire frauduleusement des articles du supermarché.

 

Convoquées à un entretien individuel et confrontées aux vidéos, les 5 salariées reconnurent les faits de vol et furent licenciées.

 

Elles décidaient de saisir les juridictions du travail qui confirmèrent le bien fondé des licenciements, tant en première instance qu’en appel, estimant que les données issues d’un système de vidéosurveillance fournies par l’employeur étaient des moyens de preuve licites.

 

Finalement, les requérantes saisissaient la CEDH invoquant la violation du respect de leur vie privée et familiale (article 8) et du droit à un procès équitable (article 6§1).

 

S’agissant de la violation alléguée de l’article 8, la Cour rappelle tout d’abord que l’Etat espagnol doit prendre toutes les mesures visant à assurer le respect de la vie privée de ses citoyens. Il revenait donc à la Cour de rechercher s’il avait ménagé un juste équilibre entre les droits des requérantes (droit au respect à la vie privée) et ceux de l’employeur (droits patrimoniaux).

 

Et pour cause, le droit espagnol impose, contrairement au droit allemand, d’informer clairement les individus sur le stockage et le traitement des données personnelles.

 

Comment expliquer alors la position des juridictions espagnoles ?

 

Celles-ci ont considéré que le manquement de l’employeur aux prescriptions législatives nationales était justifié par l’existence de soupçons raisonnables de vol et par l’absence d’autre moyen qui aurait permis de protéger suffisamment ses droits tout en ménageant les atteintes à ceux des salariées.

 

En matière de surveillance au travail, la Cour s’attache classiquement à plusieurs critères pour déterminer si l’ingérence des autorités dans la vie privée des salariés était nécessaire dans une société démocratique et si un juste équilibre a été ménagé entre les différents intérêts en présence :

 

– l’ingérence est prévue par la loi,
– elle poursuit un but légitime,
– elle est proportionnée à ce but.

 

Le premier critère a été, en l’espèce, fondamental puisque le droit espagnol prescrivait une information préalable des salariés sur le stockage et le traitement de leurs données personnelles et que l’employeur s’est soustrait à cette obligation, au moins pour une partie des caméras. C’est une première dissemblance notable par rapport au droit allemand qui dispose de règles plus floues dans ce domaine.

 

Toutefois, et c’est ce qu’avaient retenu les juridictions nationales, le but poursuivi par l’employeur était légitime, à savoir empêcher les vols de ses biens.

 

Pour autant, la mesure n’a pas été jugée proportionnée par la Cour.

 

En effet, contrairement à l’arrêt Köpke dans lequel la mesure avait été limitée dans le temps à deux semaines, les vidéos n’avaient été obtenues et traitées que par un nombre limité de personnes ou encore la zone de vidéosurveillance avait été limitée à la seule caisse de la salariée soupçonnée de vol, dans l’arrêt López, les salariées avaient été filmées de manière continue sur leur poste de travail et ce, pendant plusieurs semaines.

 

La Cour conclut à une violation de l’article 8 de la CESDH dès lors que les salariées n’ont pas été prévenues, qu’il aurait été possible, au moins dans une certaine mesure, de protéger les droits de l’employeur par le biais d’autres procédés et que les juridictions nationales n’ont ainsi pas ménagé un juste équilibre entre les droits en jeu.

 

L’arrêt López fait forcément écho à la législation française.

 

En effet, à l’instar du droit espagnol, la loi française impose à l’employeur qui souhaite mettre en place un système de surveillance des salariés sur leur lieu de travail de les en informer préalablement. L’Espagne dispose en outre du pendant de la CNIL, à savoir l’Agence Espagnole de Protection des Données (AEPD), avec des prérogatives analogues.

 

D’ailleurs, la Chambre sociale de la Cour de cassation a jugé de longue date qu’une vidéo provenant d’une caméra dissimulée dans une caisse, de manière à surveiller le comportement des salariés à leur insu, ne saurait constituer un mode de preuve licite au regard de l’article 9 du Code civil (droit au respect à la vie privée) (Cass. soc. 20 nov. 1991, n° 88-43.120, Bull : 1991 V N° 519 p. 323).

 

La volonté du législateur français d’encadrer le droit pour l’employeur de surveiller ses salariés s’est traduite par 3 séries de limites :

 

– le respect des droits et libertés fondamentales du salarié ;
– l’obligation de transparence (information des salariés, des représentants du personnel voire de la CNIL) ;
– le respect de l’exigence de proportionnalité.

 

L’on notera sur ce dernier point que la CNIL a pu sanctionner un employeur qui, prétextant une finalité de sécurité des biens et des personnes, avait installé un système de vidéosurveillance permanent d’un PC sécurité qui filmait l’activité et la présence des salariés (Délib. CNIL n° 2012-475, 3 janv. 2013).

 

Concernant la violation alléguée de l’article 6§1 de la CEDH, la Cour conclut que l’utilisation des enregistrements vidéo obtenus en violation de la Convention européenne n’a pas compromis l’équité de la procédure interne dans son ensemble. En effet, elle précise que les requérantes ont eu la possibilité de contester l’authenticité et la portée des enregistrements dans le cadre d’une procédure contradictoire et qu’il ne s’agissait pas de l’unique mode de preuve (les tribunaux nationaux se sont notamment fondés sur des témoignages).

 

L’Etat espagnol n’a donc nullement manqué à l’exigence d’un procès équitable.

 

Si l’arrêt López semble condamner l’Etat espagnol sur le manquement à l’obligation d’information préalable des salariés, il n’en reste pas moins qu’il faut le lire à la lumière de l’arrêt Köpke.

 

En effet, la Cour indique dans son arrêt du 9 janvier 2018 qu’il existait d’autres moyens de protéger les droits de l’employeur.

 

Ainsi, l’employeur doit redoubler de vigilance et garder en tête l’impératif de proportionnalité en limitant autant que faire se peut les ingérences dans la vie privée des salariés.

 

CEDH, 9 janvier 2018, requête n° 1874/13, Aff. López Ribalda et autres c. Espagne