Historiquement, le droit français s’est toujours montré prudent quant à l’utilisation des témoignages anonymes en matière disciplinaire ou prud’homale, en raison du risque d’atteinte aux droits fondamentaux, notamment des principes du contradictoire et de l’égalité des armes, mais aussi des droits de la défense, consacrés tant par les normes supranationales (article 6 §1 et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme) que nationales (articles 16 à 20 du Code de procédure civile).
Traditionnellement, la Chambre sociale de la Cour de cassation adoptait une approche restrictive. Dans un arrêt de principe du 4 juillet 2018, la Haute Cour a clairement pris position, considérant que les témoignages anonymes ne pouvaient suffire à eux seuls à justifier une sanction disciplinaire, de sorte qu’ils devaient impérativement être corroborés par des éléments complémentaires fiables (Cass, Soc. 4 juillet 2018, n°17-18.241 P). Cette exigence visait à garantir au salarié concerné la possibilité effective de contester les faits qui lui étaient reprochés par l’employeur.
La Cour de cassation a appliqué la même solution aux témoignages anonymisés :
« Il résulte de ce texte [article 6 §1 et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme] garantissant le droit à un procès équitable, que si le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes, il peut néanmoins prendre en considération des témoignages anonymisés, c’est-à-dire rendus anonymes a posteriori afin de protéger leurs auteurs mais dont l’identité est néanmoins connue par l’employeur, lorsque ceux-ci sont corroborés par d’autres éléments permettant d’en analyser la crédibilité et la pertinence » (Cass, Soc. 19 avril 2023, 21-20.308 P).
La Haute Cour opérait alors une distinction fondamentale entre deux situations pouvant se confondre : un témoignage anonymisé n’est pas un témoignage anonyme. En effet, le témoignage anonymisé se distingue en ce qu’il est rendu anonyme a posteriori, dans le but de protéger l’identité de son auteur, bien que celle-ci reste connue de la partie qui le présente. Cette configuration permet à cette dernière de vérifier plus aisément la crédibilité des déclarations recueillies. Par ailleurs, la volonté de prémunir le témoin contre d’éventuelles représailles constitue un motif légitime de recours à l’anonymisation.
Par un arrêt du 19 mars 2025 la Cour de cassation opère un véritable tournant jurisprudentiel. Dans cette décision, la Chambre sociale reconnaît pour la première fois le fait que les témoignages anonymisés puissent, sous certaines conditions strictes, suffire à eux seuls à motiver un licenciement (Cass, Soc. 19 mars 2025, n°23-19.154 P).
L’arrêt concernait spécifiquement un salarié licencié pour faute grave dont les manquements étaient fondés sur des accusations anonymisées recueillies par huissier de justice. La Cour a estimé que le risque potentiel à la sécurité des témoins justifiait exceptionnellement de renoncer à l’exigence stricte de corroboration par d’autres éléments de preuve :
« Il appartient au juge, dans un procès civil, d’apprécier si la production d’un témoignage dont l’identité de son auteur n’est pas portée à la connaissance de celui à qui ce témoignage est opposé, porte atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le principe d’égalité des armes et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte au principe d’égalité des armes à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
La condition essentielle posée par la Cour est ici celle de « l’indispensabilité ». La Cour de cassation prend le parti de la laisser à l’appréciation souveraine du juge du fond saisi. Ce dernier est par conséquent appelé à opérer un contrôle de proportionnalité entre le principe d’égalité des armes et le droit à la preuve, ce dernier prenant l’ascendant sur le premier si la preuve apportée est strictement proportionnée au but poursuivi.
Sur ce dernier point, la Cour de cassation déclare par ailleurs avec force que « le droit à la divulgation des preuves pertinentes n’est pas absolu, en présence d’intérêts concurrents tels que, notamment, la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles, qui doivent être mis en balance avec les droits du justiciable ».
En d’autres termes, la Haute Juridiction retient en l’espèce que l’employeur, du fait de son obligation légale d’assurer la sécurité physique et mentale de ses salariés, n’était pas tenu de divulguer l’identité des témoins, les préservant ainsi d’éventuelles représailles. Cette perspective est inédite.
La jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation tend vers une vision libéralisée du droit de la preuve, analysant les autres principes fondamentaux sous ce prisme. C’est d’ailleurs ce qu’elle avait fait en rendant admissibles les preuves obtenues illicitement ou déloyalement, considérant alors que le principe de loyauté de la preuve en matière civile devait céder si le juge considérait, au moyen d’un contrôle de proportionnalité, que l’atteinte était proportionnée au but poursuivi (Cass, Ass. Plén. 23 décembre 2023, n° 20-20.648).
La portée de l’arrêt rendu le 19 mars 2025, publié au Bulletin, pourrait bouleverser les rapports probatoires dans les contentieux individuels.
Il est certain que les employeurs devront s’en emparer, notamment dans le cadre d’un contentieux, si les faits fautifs à l’origine de la sanction ou du licenciement s’y prêtent (par exemple en cas d’altercation, de violences ou de manquement à une consigne de sécurité devant témoins). Il incombera à l’employeur d’évaluer le risque qu’il fait peser sur la sécurité des salariés acceptant de témoigner, et de les rassurer au besoin en leur garantissant l’anonymat.
L’employeur devra également anticiper une stratégie similaire au stade de la constitution du dossier disciplinaire, en cherchant à recueillir un maximum de témoignages écrits (en amont ou après la notification de la mesure, avant toute saisine en justice), aussi avec l’idée de limiter le risque de pressions exercées par le salarié visé sur ses collègues attestants.
Il est nécessaire de rappeler que l’employeur ne peut évidemment pas contraindre un salarié de témoigner, ni moduler le témoignage apporté en des termes choisis par l’entreprise, sous peine de caractériser un comportement délictuel de subornation de témoin tel que visé à l’article 434-15 du Code pénal (Cass, Crim. 28 juin 2011, n°10-88.795).
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Arrêt commenté : Cass, Soc. 19 mars 2025, n°23-19.154 P