Les avis de la CJUE du 14 mars 2017 sur la possibilité pour une entreprise privée d’interdire à ses salariés le port de signes religieux

Par Julie De Oliveira et Annie Etienne

En principe, les salariés, comme tout individu, sont libres de manifester leurs convictions religieuses notamment par le port d’un signe religieux dans l’entreprise (article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme).

 

Dans l’affaire Baby-Loup, l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation a considéré que cette liberté pouvait néanmoins faire l’objet de restrictions dans le règlement intérieur de l’entreprise si ces restrictions étaient suffisamment précises, justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché (Cass. ass. plén. 25 juin 2014, n° 13-28.369, X c/ Association Baby-Loup).

 

La loi n°2016-1088 du 8 août 2016, dite Loi Travail, a ensuite introduit un article L. 1321-2-1 dans le Code du travail qui permet aux employeurs d’inscrire dans le règlement intérieur des « dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

 

La CJUE a été saisie par deux questions préjudicielles posées par la Cour de cassation française et la Haute Juridiction belge concernant l’interprétation de la directive européenne 2000/78/CE du 27 novembre 2000 relatives à la lutte contre les discriminations.

 

Dans son avis du 14 mars 2017, la CJUE a confirmé la possibilité pour les entreprises privées de restreindre le port de signes politiques, philosophiques ou religieux de leurs salariés mais sous certaines conditions.

 

1/ La première affaire concernait une salariée qui avait été licenciée en raison de sa volonté persistante de porter le foulard islamique et de la méconnaissance d’une clause du règlement intérieur qui prévoyait l’interdiction « aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ».

 

La Haute juridiction belge, saisie de cette affaire, a demandé à la CJUE si l’interdiction prévue par une règle interne d’une entreprise de porter des signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses pouvait constituer une discrimination directe.

 

La CJUE considère qu’une règle interne visant toute manifestation de conviction de manière générale et indifférenciée n’instaure aucune différence de traitement fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de la directive européenne 2000/78/CE du 27 novembre 2000 relative l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.

 

La CJUE n’exclut pas toutefois que le juge national puisse considérer qu’une telle règle interne peut entraîner une discrimination indirecte fondée sur la religion ou les convictions si elle désavantage des salariés adhérant à une religion ou des convictions données, comme cela pourrait être le cas si seules les femmes musulmanes portant le foulard islamique se trouvaient concernées par cette restriction.

 

La règle interne ne doit en effet pas aboutir à une stigmatisation d’une religion ou d’une conviction par rapport à une autre.

 

La différence de traitement doit être justifiée par un objectif légitime, tel que la poursuite par l’employeur d’une politique de neutralité vis-à-vis des clients, et les moyens mis en œuvre pour réaliser cet objectif doivent être appropriés et nécessaire.

 

La CJUE considère que l’interdiction du port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses permet d’assurer une bonne application d’une politique de neutralité, qui en soit est légitime, à condition que cette politique soit cohérente et systématique.

 

La CJUE donne ensuite au juge national la méthode qui permet de vérifier l’existence ou non d’une différence de traitement.

 

Le juge national doit tout d’abord s’assurer que l’entreprise a établi une politique de neutralité générale et indifférenciée.

 

Si l’interdiction vise uniquement les travailleurs en relation avec la clientèle, cette interdiction doit alors être nécessaire pour atteindre le but poursuivi.

 

Ensuite, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire, le juge national doit vérifier si l’employeur avait la possibilité de proposer au salarié concerné un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec la clientèle.

 

2/ La seconde affaire concernait une salariée portant le foulard islamique qui avait été licenciée à la suite d’une plainte d’un client de l’employeur chez qui elle était affectée. L’employeur lui avait demandé de ne plus porter le voile en réaffirmant le principe de neutralité à l’égard de sa clientèle, ce qu’elle avait refusé. La salariée avait alors été licenciée au motif que le port du voile avait entravé le développement de l’entreprise et avait empêché la poursuite de son intervention chez le client.

 

La Cour de cassation française a demandé à la CJUE si l’interdiction faite à une salariée de porter le foulard islamique pour tenir compte du souhait d’un client pouvait être considéré comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante selon de la directive européenne 2000/78/CE du 27 novembre 2000.

 

La CJUE indique tout d’abord qu’il appartient au juge national de vérifier si le licenciement est fondé sur une règle interne à l’entreprise applicable à l’ensemble des salariés.

 

La CJUE a rappelé qu’en l’absence d’interdiction par voie interne, une caractéristique liée à la religion ne peut constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante que dans des conditions limitées, cette notion devant couvrir des considérations objectives telles que la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle et non des considérations subjectives comme la prise en compte des souhaits d’un client de l’employeur.

 

La CJUE en conclut que ne peut être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive, la volonté de l’employeur de tenir compte du souhait d’un client de ne plus voir ses services assurés par une salariée portant le voile islamique.

 

Ces deux avis de la CJUE et le nouvel article L. 1321-2-1 du code du travail renforcent indéniablement la sécurité juridique des entreprises en la matière.

 

Les employeurs sont donc invités à revoir leur règlement intérieur au regard de ce nouvel état du droit en prévoyant des règles et des procédures internes adaptées c’est-à-dire visant toute manifestation d’une religion ou d’une conviction de manière générale et indifférenciée, dans le respect du principe de neutralité.

 

CJUE, 14 mars 2017, C-157/15 Achbita, Centrum voor Gelijkheid van kasen en voor racismebestrijding / G4S Secure Solutions

 

CJUE, 14 mars 2017, C-188/15 Bougnaoui et Association de défense des droits de l’homme / Micropole Univers