Les conventions de forfait en jours et le droit à la déconnexion

Par Emmanuelle Sapène et Laure Guilmet

Issu des Lois Aubry sur le temps de travail, le forfait-jours consistant à décompter le temps de travail en nombre de jours travaillés, rencontre un succès certain dans les entreprises.

 

Près d’un cadre sur deux est soumis au régime du forfait annuel en jours selon une étude de la Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques (DARES) de juillet 2015.

 

Ce succès s’explique par le fait que les salariés concernés par ce dispositif ne sont soumis ni aux dispositions relatives à la durée quotidienne maximale de travail (10 heures), ni à celles relatives à la durée légale hebdomadaire (35 heures) et par conséquent aux heures supplémentaires, ni à celles relatives aux durées hebdomadaires maximales de travail (48 heures au cours d’une même semaine dans la limite de 44 heures sur une période quelconque de 12 semaines consécutives) (article L. 3121-62 du Code du travail).

 

Ils bénéficient néanmoins des repos quotidien (11 heures consécutives ; article L. 3131-1 du Code du travail) et hebdomadaire (35 heures consécutives ; article L. 3132-2 du Code du travail) ainsi que des jours fériés et des congés payés (Cass. soc. 3 juin 2015, n° 13-25.542).

 

Faute de garantir au salarié une durée hebdomadaire de travail raisonnable, le Comité Européen des Droits Sociaux déclarait, dès 2010, le régime des forfaits-jours non conforme à la Charte sociale européenne considérant qu’il faisait courir un risque pour la santé des salariés (CEDS, 23 juin 2010, n° 55/2009).

 

Afin de se mettre en conformité avec le droit européen, la Cour de cassation juge depuis lors de manière constante que « le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles. Les Etats membres de l’union européenne ne peuvent déroger aux dispositions relatives à la durée du temps de travail que dans le respect des principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé du travailleur. Toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires » (Cass. soc. 29 juin 2011, n° 09-71.107).

 

Affinant les conditions de licéité des conventions de forfait-jours et renforçant son contrôle sur les dispositions des accords collectifs servant de fondement au forfait-jours, la Cour de cassation a invalidé par la suite de nombreux accords et conventions collectifs ne présentant pas de garanties suffisantes pour assurer la protection de la santé et de la sécurité des salariés sous forfait, fragilisant ainsi le régime des forfaits-jours.

 

Afin de respecter les principes constitutionnels et européens de santé et sécurité au travail, la Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, dite « Loi Travail », est récemment venue encadrer le dispositif des forfaits-jours tenant compte de la jurisprudence de la Cour de cassation et consacre le droit des salariés à la déconnexion.

 

Les nouveautés de la Loi Travail sont l’occasion de faire le point sur les obligations de l’employeur en la matière.

 

Le dispositif des conventions de forfait-jours

Pour garantir le respect du droit à la santé et au repos des salariés sous forfait-jours, l’article L 3121-60 du Code du travail impose à l’employeur de s’assurer régulièrement que la charge de travail du salarié soumis à une convention de forfait-jours est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail.

 

Pour rappel, l’employeur ne peut conclure une convention de forfait-jours sur l’année qu’avec les salariés qui disposent d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps et :
– dont la nature des fonctions ne les conduit pas à suivre l’horaire collectif applicable au sein de l’atelier, du service ou de l’équipe auxquels ils sont intégrés s’agissant des cadres ;
– dont la durée du travail ne peut être prédéterminée s’agissant des non-cadres.

 

Les catégories de salariés susceptibles de conclure des conventions individuelles de forfait annuel en jours doivent de plus être délimitées conformément à ces critères par l’accord collectif autorisant le recours aux forfaits-jours (article L. 3121-64 du Code du travail).

 

Ainsi, un salarié qui disposerait d’une autonomie dans l’organisation de son travail mais qui n’entrerait dans aucune des catégories définies par l’accord ne saurait être soumis au forfait-jours.

 

Ensuite, l’employeur ne peut avoir recours aux forfaits annuels en jours que si d’une part, un accord collectif applicable à l’entreprise prévoit sa mise en place et d’autre part, une convention individuelle de forfait-jours est conclue avec le salarié.

 

Il est rappelé que l’accord collectif prévoyant la mise en place de conventions de forfait-jours peut prendre la forme d’un accord d’entreprise ou d’établissement ou, à défaut, d’un accord de branche (article L. 3121-63 du Code du travail).

 

Cet accord collectif devait déjà prévoir :

 

• Les catégories de salariés susceptibles de conclure une convention individuelle de forfait ;

• Le nombre de jours compris dans le forfait (dans la limite de 218 jours) ;

• Les caractéristiques principales de ces conventions.

 

Depuis le 10 août 2016, date d’entrée en vigueur des dispositions de la Loi Travail sur le sujet, il doit également déterminer (article L. 3121-64 du Code du travail) :

 

• La période de référence du forfait (c’est-à-dire une période de 12 mois consécutifs) ;

• Les conditions de prise en compte pour la rémunération des salariés des absences ainsi que des arrivées et départs en cours de période.

 

En outre, afin de répondre aux exigences relatives au droit à la santé et au repos ainsi qu’à la vie personnelle et familiale, il doit désormais fixer :

 

• Les modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié ;

 

A cet égard, la jurisprudence estime que ne constitue pas une modalité suffisante de suivi de la charge et l’amplitude de travail, le recours à un système auto-déclaratif par lequel le salarié déclare les journées travaillées et les jours de repos (Cass. soc. 9 novembre 2016, 15-15.064).

 

Ce système doit s’accompagner d’un suivi effectif de ces déclarations par l’employeur. Tel est le cas si le relevé déclaratif est signé par le supérieur hiérarchique puis validé par le service des ressources humaines, et qu’il est assorti d’un dispositif d’alerte de la hiérarchie en cas difficulté avec possibilité de demande d’entretien auprès du service des ressources humaines (Cass. soc. 8 septembre 2016, n° 14-26.256).

 

• Les modalités selon lesquelles l’employeur et le salarié échangent périodiquement sur la charge de travail du salarié, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, sa rémunération, ainsi que sur l’organisation du travail dans l’entreprise ;

 

Auparavant, l’employeur pouvait se contenter d’un seul entretien individuel annuel (article L. 3121-46 ancien du Code du travail).

 

• Les modalités selon lesquelles le salarié peut exercer son droit à la déconnexion (voir supra).

 

A défaut d’accord déterminant ces dernières modalités, et notamment pour sécuriser les accords collectifs antérieurs à la Loi Travail, celle-ci prévoit la possibilité de conclure des conventions individuelles de forfait-jours sous réserve (article L. 3121-65 du Code du travail) :

 

– d’établir un document de contrôle faisant apparaître le nombre et la date des journées ou demi-journées travaillées lequel peut être renseigné par le salarié lui-même sous la responsabilité de son employeur,

 

– de s’assurer que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires,
– d’organiser une fois par an un entretien annuel avec le salarié pour évoquer sa charge de travail, l’organisation de son travail, l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle ainsi que sa rémunération,

 

– de définir et communiquer par tout moyen aux salariés concernés les modalités d’exercice de leur droit à la déconnexion.

 

S’agissant de la convention individuelle de forfait-jours, il est rappelé qu’elle doit être écrite et explicitement acceptée par le salarié (article L. 3121-55 du Code du travail). A cet égard, elle peut prendre la forme d’une clause du contrat de travail ou d’une convention spéciale annexée au contrat mais non d’une simple mention du forfait sur le bulletin de paie (Cass. soc. 4 novembre 2015, n° 14-10.419) ou d’une simple référence à l’accord collectif dans le contrat de travail.

 

La convention individuelle de forfait-jours doit en effet préciser, outre l’accord collectif qui la régit, la rémunération et déterminer le nombre de jours travaillés (Cass. soc. 16 mars 2016, n° 14-28.295) et leurs modalités de décompte.

 

En cas de refus du salarié de signer une convention individuelle de forfait, l’employeur ne peut ni la lui imposer, ni le sanctionner (Cass. soc. 30 mai 2007, n° 05-41.802).

 

Cependant, si l’employeur soumet un salarié au mécanisme du forfait-jours alors qu’aucune convention de forfait n’a été signée et qu’il ne mentionne pas les heures supplémentaires effectuées sur le bulletin de paie, le salarié peut réclamer une indemnité pour travail dissimulé égale à 6 mois de salaire prévue par l’article L. 8223-1 du Code du travail (Cass. soc. 28 février 2012, n° 10-27.839). Le salarié peut également former une demande de rappel de salaire correspondant aux heures supplémentaires dans la limite de la prescription triennale (article L. 3245-1 du Code du travail).

 

En revanche, lorsque l’employeur ne respecte pas les garanties conventionnelles, la convention de forfait annuelle en jours est seulement privée d’effet (Cass. soc. 29 juin 2011 n° 09-71.107 ; Cass. soc. 2 juillet 2014 n° 13-11.940 ; Cass. soc. 22 juin 2016, n° 14-15.171). Le salarié peut seulement demander le paiement de ses heures supplémentaires pendant la durée où l’employeur n’a pas respecté ces dispositions conventionnelles.

 

Enfin, depuis la loi n° 2015-994 du 17 août 2015, dite « Loi Rebsamen », l’employeur doit consulter le comité d’entreprise sur le recours aux conventions de forfait ainsi que sur les modalités de suivi de la charge de travail des salariés dans le cadre de la consultation annuelle obligatoire sur « la politique sociale de l’entreprise, les conditions de travail et l’emploi » (article L. 2323-17 5° du Code du travail).

 

L’employeur doit également tenir compte du nouveau droit à la déconnexion des salariés issu de la Loi Travail.

 

Le droit à la déconnexion

Le droit à la déconnexion peut être défini comme le droit pour le salarié de ne pas être connecté à un outil numérique professionnel (smartphone, emails) pendant les temps de repos et de congés.

 

Concrètement, l’article L. 2242-8 du Code du travail impose à l’employeur de négocier sur les modalités de mise en œuvre de ce droit et sur la mise en place de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, dans le cadre de la négociation annuelle sur « l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail ».

 

En cas de non-respect de son obligation de négocier, l’employeur s’expose à un an d’emprisonnement et à 3.750 euros d’amende (article L. 2243-2 du Code du travail).

 

En revanche, il n’est pas tenu d’aboutir à un accord. Ainsi, à défaut d’accord, la Loi Travail prévoit que l’employeur devra élaborer une charte qui prévoira également des actions de formation et de sensibilisation à l’usage des outils numériques.

 

En effet, l’effectivité du droit à la déconnexion suppose, d’une part, une régulation au niveau de l’entreprise se traduisant par exemple par la possibilité pour les salariés de ne pas répondre aux sollicitations ou par la mise en place d’un dispositif de veille des serveurs en soirée et d’autre part, des actions d’éducation des salariés à l’usage des outils numériques pour les responsabiliser aux comportements potentiellement risqués pour leur santé ou leur équilibre vie personnelle/vie professionnelle.

 

Des précisions quant aux obligations de l’employeur et aux droits des salariés au titre de la déconnexion devraient être apportées par les chartes signées dans les entreprises et par la jurisprudence.