Dépassement de la durée maximale du travail : le préjudice n’a plus à être prouvé pour être réparé !

Par Julie De Oliveira et Sonia Laouer

Dans une décision récente rendue le 26 janvier 2022, la Cour de cassation a mis un coup d’arrêt à la jurisprudence selon laquelle la démonstration de l’existence et de l’étendue du préjudice est nécessaire pour obtenir réparation en consacrant une nouvelle exception à cette règle.

 

En effet, dans un attendu de principe, la Haute Juridiction a jugé que « le seul constat du dépassement de la durée maximale hebdomadaire de travail ouvrait droit à la réparation » sans qu’il soit nécessaire de rapporter la preuve d’un préjudice (Cass soc, 20 janvier 2022 n°20-21636).

 

Cet arrêt consacre donc une nouvelle exception à la règle selon laquelle il convient de prouver son préjudice pour obtenir réparation.

 

Dans cette affaire, l’employeur avait rompu la période d’essai d’un salarié occupant le poste de chauffeur livreur pour insuffisance de résultats et avait saisi le conseil de prud’hommes de demandes en remboursement d’un trop perçu et en paiement de dommages et intérêts.

 

A titre reconventionnel, le salarié avait sollicité l’allocation de dommages et intérêts en raison de la violation par l’employeur de la durée maximale de travail de 48 heures hebdomadaires.

 

La cour d’appel avait débouté le salarié de sa demande tout en constatant le dépassement de la durée maximale hebdomadaire (le salarié avait travaillé 50,45 heures durant la semaine du 6 au 11 juillet 2015), au motif qu’il appartenait à ce dernier de démontrer en quoi ces horaires lui avaient porté préjudice et, qu’en l’état des éléments fournis, il ne justifiait pas suffisamment de son préjudice.

 

Le salarié formait un pourvoi en cassation au motif que le dépassement de la durée maximale de travail hebdomadaire lui causait nécessairement un préjudice qu’il appartenait aux juges du fond de réparer, dans le respect des principes d’équivalence et d’effectivité, par l’octroi soit d’un temps de repos supplémentaire soit de dommages et intérêts et que la cour d’appel n’avait pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations violant l’article 6 b) de la directive n°2003/88/CE relative à l’aménagement du temps de travail, ensemble l’article L.3121-35 du Code du travail.

 

La Cour de cassation casse l’arrêt d’appel considérant effectivement que le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à réparation. Elle statue au regard de l’article L. 3121-35 alinéa 1er du Code du travail, dans sa rédaction applicable au litige et antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, interprété à la lumière de l’article 6, b), de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003.

 

Si l’arrêt peut surprendre en ce qu’il contrevient à la jurisprudence établie selon laquelle le préjudice doit être prouvé pour être réparé, sa solution s’inscrit néanmoins dans une tendance à la multiplication des exceptions à ce principe à l’aune du droit communautaire (I) et incite l’employeur à faire preuve d’une vigilance accrue s’agissant du respect des durées maximales de travail, l’occasion de rappeler les obligations de l’employeur et les moyens existants pour en assurer le respect (II).

 

I. Une nouvelle exception à la nécessité de démontrer l’existence d’un préjudice pour obtenir réparation conforme au droit communautaire

 

Par cet arrêt du 26 janvier 2022, la Cour de cassation ressuscite la jurisprudence dite du « préjudice nécessaire » qui admet que certains manquements de l’employeur causent nécessairement un préjudice sans que le salarié n’ait à démontrer de préjudice pour en obtenir réparation.

 

La Haute Juridiction avait abandonné cette jurisprudence en revenant au droit commun de la responsabilité civile, en décidant qu’il « appart[enait] aux juges du fond d’apprécier l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci ». (Cass soc 13 avril 2016 n°14-28293)

 

Certes l’arrêt commenté marque un frein à cette jurisprudence établie, mais en réalité, d’autres exceptions à la règle selon laquelle il convient de prouver son préjudice pour obtenir réparation avaient déjà été admises par la Cour de cassation par le passé.

 

En effet, la rupture abusive du contrat de travail par l’employeur ouvre droit à réparation sans que le salarié n’ait à prouver de préjudice (Cass soc 13 septembre 2017 n° 16-13578).

 

Il en est de même en cas de non-respect par l’employeur des diligences nécessaires à la mise en place des institutions représentatives du personnel (Cass soc 17 octobre 2018 n° 17.14392) ou encore en cas d’atteinte au droit à l’image du salarié (Cass soc 12 novembre 2020 n° 19.20583).

 

Il convient désormais d’ajouter à ces exceptions le seul constat du dépassement de la durée maximale.

 

En outre, l’arrêt du 26 janvier 2022, bien que fondé sur des dispositions légales internes, est rendu et interprété à la lumière du droit communautaire.

 

En effet, la Cour de cassation fonde sa décision sur l’article L 3121-35 alinéa 1er du Code du travail dans sa version applicable au litige antérieurement à la loi du 8 aout 2016 (Loi n° 2016-1088) interprété à la lumière de l’article 6 b) de la directive 2003/88 du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 et de la jurisprudence de la CJUE.

 

Pour rappel, l’article L. 3121-35 alinéa 1er du Code du travail prévoyait dans son ancienne rédaction qu’au cours d’une même semaine, la durée du travail ne pouvait dépasser 48 heures. Cette durée absolue de 48 heures de travail effectif au cours d’une même semaine est aujourd’hui stipulée à l’article L. 3121-20 du Code du travail.

 

La directive 2003/88 relative à l’aménagement du temps de travail, toujours applicable et en vigueur, détermine également en son article 6, la durée maximale de travail comme ne pouvant excéder 48 heures, y compris les heures supplémentaires pour chaque période de 7 jours.

 

La jurisprudence de la CJUE considère que le dépassement de la durée moyenne maximale de travail hebdomadaire fixée à l’article 6, sous b) de la directive 20003/88 constitue en tant que tel une violation de cette disposition, sans qu’il ne soit besoin de démontrer en outre l’existence d’un préjudice spécifique. Le dépassement de la durée maximale de travail hebdomadaire prévue audit article 6, sous b), en ce qu’il prive le travailleur d’un tel repos, lui cause, de ce fait, un préjudice dès lors qu’il est ainsi porté atteinte à sa sécurité et à sa santé. (CJUE, 14 octobre 2010, Fub c. Stadt Halle, C-429/09, point 54).

 

S’agissant du mode de réparation du dépassement de la durée maximale de travail, la Cour de cassation, toujours en référence à la jurisprudence de la CJUE, a rappelé que c’est aux Etats membres, conformément à leur droit national, de déterminer si la réparation doit être effectuée par l’octroi de temps libre supplémentaire ou par une indemnité financière ainsi que les règles de calcul de la réparation (CJUE, 25 novembre 2010, Fub c. Stadt Halle, C-429/09, point 94).

 

 

La position de la Cour de cassation s’inscrit dans la tendance actuelle de mise en conformité du droit national au droit européen, l’occasion de rappeler que l’employeur doit veiller à ce que les pratiques et les règles mises en place au sein de l’entreprise en matière de durées maximales de travail soient conformes au droit français mais également au droit communautaire.

 

 

 

II. Rappel des règles et obligations de l’employeur en matière de durées maximales de travail

 

Afin d’éviter les sanctions pour dépassement aux durées maximales de travail rappelées ci-après (ii), l’employeur doit veiller à contrôler le temps de travail de ses salariés, l’occasion de rappeler ses obligations en la matière (i).

 

(i) Obligation générale du contrôle du temps de travail par l’employeur

 

Pour rappel et sous réserve des dérogations strictement limitées et encadrées par les dispositions légales, les durées maximales de travail sont les suivantes :

 

  • Sur la durée maximale quotidienne de travail

 

L’article L. 3121-18 du Code du travail fixe la durée maximale quotidienne de travail effectif à 10 heures.

 

  • Sur la durée maximale hebdomadaire de travail

 

L’article L. 3121-20 du Code du travail fixe la durée hebdomadaire maximale de travail à 48 heures de travail effectif au cours d’une même semaine.

 

  • Sur la durée hebdomadaire moyenne de travail

 

L’article L. 3121-22 du Code du travail fixe la durée moyenne hebdomadaire de travail calculée sur une période quelconque de 12 semaines consécutives comme ne pouvant dépasser 44 heures.

 

L’employeur a l’obligation générale de contrôler le temps de travail de ses salariés et donc les durées maximales de travail.

 

Ainsi, si l’horaire de travail est collectif, l’employeur a une obligation d’affichage des horaires (article D. 3171-8 du Code du travail).

 

Bien que les textes ne mettent pas à la charge de l’employeur d’autres obligations si l’horaire de travail est collectif, il est vivement conseillé d’instaurer un système de décompte précis et individuel puisque l’employeur doit être en mesure de justifier des horaires de travail de ses salariés en cas de contentieux.

 

Si l’horaire de travail n’est pas collectif, l’employeur a l’obligation de mettre en place un décompte individuel quotidiennement, par enregistrement, selon tous les moyens, des heures de début et de fin de chaque période de travail ou par le relevé du nombre des heures de travail accomplies. (article D. 3171-8 du Code du travail).

 

  • Sur les spécificités relatives au salarié soumis à un forfait jours

 

La durée de travail du salarié soumis à un forfait jours donne lieu à une jurisprudence abondante.

 

Bien que ce salarié ne soit pas soumis aux durées maximales de travail, l’employeur doit faire preuve d’une attention particulière puisqu’il a une obligation d’évaluation et de suivi de sa charge de travail et doit échanger avec lui de manière périodique afin de veiller à ce qu’il ne soit pas en surcharge de travail (articles L. 3121-60 et L. 3121-64 du Code du travail).

 

La jurisprudence a précisé que l’employeur devait être en mesure de remédier en temps utile à la surcharge de travail du salarié (Cass soc 5 octobre 2017, n°16-23106).

 

L’employeur doit donc être vigilant via la mise en place d’outils et de dispositifs dédiés permettant le contrôle de la durée de travail du salarié sous forfait jours, même s’il n’est pas soumis aux durées maximales de travail et que l’arrêt du 26 janvier 2022 ne lui est pas applicable directement (à moins d’une remise en cause de la convention de forfait).

 

(ii) Les sanctions encourues

 

La violation des durées maximales de travail ouvre droit à réparation devant les juridictions civiles sans démonstration nécessaire d’un préjudice d’une part et sont passibles de contraventions de 4ème classe (par salarié concerné devant les juridictions pénales d’autre part (articles R. 3124-3 et R 3124-11 du Code du travail).

 

 

Cette nouvelle exception à la règle selon laquelle il convient de démontrer l’existence et l’étendue du préjudice pour obtenir réparation consacrée par la Cour de cassation doit conduire l’employeur à faire preuve d’une vigilance accrue en matière de respect des durées maximales de travail en veillant à en assurer le contrôle par des outils et des dispositifs dédiés.

 

L’arrêt du 26 janvier 2022 est par ailleurs l’illustration de la tendance actuelle de la mise en conformité du droit interne au droit communautaire. Elle doit inciter de manière générale l’employeur à veiller à la conformité de ses pratiques et des règles appliquées dans l’entreprise au droit interne et à la jurisprudence nationale mais également au droit communautaire et à la jurisprudence européenne.

 

 

 

Cass soc, 20 janvier 2022 n°20-21636.

 

 

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