L’entretien annuel d’évaluation n’est pas un règlement de comptes disciplinaire

Par Julie De Oliveira et Florent Bouttemy

Un arrêt récent de la chambre sociale de la Cour de cassation[1] rappelle que le pouvoir disciplinaire de l’employeur, traduction du lien de subordination inhérent au contrat de travail, est limité par un certain nombre de principes juridiques comme l’interdiction de sanctionner deux fois les mêmes faits, autrement dénommé le principe non bis in idem.

 

Ce principe profondément juste et de bon sens, reconnu de longue date en jurisprudence[2] malgré son absence de consécration explicite dans le Code du travail, conduit toutefois à des situations paradoxales où l’employeur épuise son pouvoir disciplinaire sans même en avoir conscience.

 

En l’espèce, un salarié était licencié pour de multiples griefs : le taux élevé de défauts électriques, l’absence fréquente sur les sites de contrôle, la dissimulation volontaire de ces difficultés, le non-respect des process en vigueur, les écarts de comportement avec des collègues ou subordonnés.

 

Un mois avant ce licenciement, lors de son entretien annuel, certains de ces mêmes reproches avaient déjà été formulés, ainsi « l’employeur reprochait au salarié son attitude dure et fermée aux changements, à l’origine d’une plainte de collaborateurs en souffrance, des dysfonctionnements graves liés à la sécurité électrique et le non-respect des normes réglementaires, et l’invitait de manière impérative et comminatoire et sans délai à un changement complet et total ».

 

Estimant que ce compte-rendu d’entretien s’analysait en réalité à une sanction disciplinaire – en l’occurrence un avertissement – le salarié contestait son licenciement en avançant que son employeur avait épuisé son pouvoir disciplinaire pour les griefs communs à l’entretien annuel et à la lettre de licenciement, le licenciement ultérieur pour les mêmes faits étant impossible eu égard au principe « non bis in idem », les autres griefs n’étant pas fondés selon le salarié.

 

Les juges du fond ont considéré que le licenciement du salarié était dénué de cause réelle et sérieuse dès lors que ce compte rendu d’entretien annuel était un avertissement car il s’agissait d’un écrit adressé au salarié par l’employeur sur lequel il formulait des griefs précis et invitait de manière impérative et comminatoire à un changement complet et total, et ce sans délai. Ainsi, trois des cinq griefs abordés dans la lettre de licenciement avaient déjà été sanctionnés et ne pouvaient venir au soutien d’un licenciement ultérieur. En outre, il a été jugé que les griefs restants ne permettaient pas de justifier un licenciement.

 

L’employeur demandait la cassation de l’arrêt d’appel au motif notamment que ce compte-rendu, s’il énumérait effectivement divers griefs et insuffisances de son salarié, ne traduisait pas une volonté de les sanctionner, intention que n’avait pas relevée la Cour d’appel, laquelle violait dès lors les articles L. 1231-1 et L. 1331-1 du code du travail.

 

La Cour de cassation rejette ce moyen retenant que la cour d’appel avait exactement déduit de la rédaction du compte-rendu qu’il s’agissait de griefs précis et qu’il « sanctionnait un comportement considéré comme fautif et constituait un avertissement, en sorte que les mêmes faits ne pouvaient plus justifier un licenciement ultérieur ».

 

Si l’arrêt peut paraître sévère pour l’employeur, sa solution est néanmoins classique (I.) et appelle à une certaine attention dans les communications à destination des salariés (II.).

 

I. Une réaffirmation attendue du principe non bis in idem

 

La solution de l’arrêt du 2 février 2022 est classique et s’inscrit dans une application attendue de l’article L. 1331-1 du Code du travail qui prévoit une définition large de la sanction disciplinaire :

 

« Constitue une sanction toute mesure, autre que les observations verbales, prise par l’employeur à la suite d’un agissement du salarié considéré par l’employeur comme fautif, que cette mesure soit de nature à affecter immédiatement ou non la présence du salarié dans l’entreprise, sa fonction, sa carrière ou sa rémunération. »

 

En effet, il est de jurisprudence constante que le juge n’est absolument pas tenu par la forme des écrits de l’employeur et peut juger de leur qualification juridique exacte.

 

Ainsi, le compte-rendu d’entretien annuel est ici requalifié en avertissement.

 

La jurisprudence est abondante sur les requalifications d’écrits émanant de l’employeur en avertissement alors même que ce dernier n’avait pas conscience de faire usage de son pouvoir disciplinaire.

 

Par exemple, la demande d’explications au salarié par écrit alors que les échanges sont conservés au dossier individuel[3] ou le simple mail reprochant au salarié de ne pas suivre les règles internes, les lui rappelant et lui demandant de bien vouloir les suivre à l’avenir[4] ont pu être requalifiés en avertissement.

 

De la même manière, un simple SMS pourrait constituer une sanction disciplinaire, tout comme les échanges via des logiciels de chat (Teams, etc…)[5].

 

Dès lors, toute communication écrite à destination d’un salarié doit être faite avec prudence par l’employeur : s’agit-il d’un reproche ? Est-ce qu’il est question d’enjoindre le salarié à modifier son comportement ?

 

Le principe non bis in idem, au-delà de l’hypothèse visée ici d’un écrit requalifié en avertissement et épuisant ainsi le pouvoir disciplinaire de l’employeur, connaît des traductions parfois encore plus retorses pour l’employeur : la mise à pied à titre conservatoire dans le cadre d’une procédure de licenciement pour faute grave finalement transformée en licenciement pour cause réelle et sérieuse doit faire impérativement l’objet d’un rappel de salaire sous peine de se voir requalifier de mise à pied disciplinaire, empêchant ou invalidant tout licenciement ultérieur pour les griefs de départ[6].

 

Dès lors quelle attitude adopter, quand l’employeur a des griefs vis-à-vis du salarié, durant l’entretien annuel d’évaluation ?

 

 

II. Sécuriser l’entretien annuel sans épuiser le pouvoir disciplinaire.

 

Le compte-rendu ayant donné lieu à l’arrêt du 2 février 2022 était celui de l’entretien annuel, lequel est un moment privilégié d’évaluation et de communication entre le salarié et son responsable hiérarchique.

 

Ce qui est reproché à l’employeur c’est de s’être placé sur un terrain disciplinaire lors d’un entretien qui vise une autre finalité, l’évaluation professionnelle du salarié et qui éventuellement pourrait nourrir un constat d’insuffisance professionnelle.

 

La qualification d’un comportement considéré comme fautif et la demande expresse de changer ce comportement sont les éléments sur lesquels repose la requalification en un avertissement, et donc par là même en une sanction disciplinaire.

 

Dans ces conditions, afin de maintenir le caractère non-disciplinaire du compte-rendu, l’employeur aurait dû adopter une description neutre de la situation et s’abstenir de qualifier ces faits.

 

Ainsi, il est admis qu’un compte-rendu d’entretien relevant des faits considérés comme fautifs pour lesquels une sanction est demandée sans être prononcée n’est pas un avertissement épuisant le pouvoir de sanction de l’employeur[7].

 

De même, au regard de la tournure qu’a prise l’entretien annuel en l’espèce, l’employeur aurait pu décider de ne pas dresser de compte-rendu et se placer directement sur un terrain disciplinaire en adressant au salarié une convocation à entretien préalable.

 

Il est également conseillé de préparer en amont l’entretien annuel d’évaluation en s’interrogeant sur la possibilité de qualifier les faits constatés de fautes et si c’est le cas en différant l’entretien afin de décider de la mise en place d’une procédure disciplinaire classique.

 

 

Cass. Soc, 2 février 2022, RG n°20-13.833

 

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Le Département Social du cabinet Péchenard & Associés vous accompagne dans le cadre des procédures disciplinaires que vous menez. Il vous soutient aussi en cas de contentieux en contestation d’une sanction ou d’un licenciement pour motif disciplinaire.

 

 

Pour toute information, contactez Julie De Oliveira (deoliveira@pechenard.com)

 

 

[1] Cass. Soc, 2 février 2022, RG n°20-13.833

[2] Par exemple Cass. soc., 30 mai 1991, RG n° 89-44.233

[3] Cass. Soc., 9 avril 2014, n°13-10.939

[4] Cass. Soc., 19 mai 2015, n°13-26.916

[5] CA Paris, 7 septembre 2017, RG nº 16/02949 a contrario

[6] Cass. Soc., 18 décembre 2013, 12-18.548

[7] Cass. soc., 27 mai 2021, n°19-15.507