Précisions de la CJUE sur la notion de temps de travail en période d’astreinte

Par Julie De Oliveira et Audrey Bertrand

Le Code du travail, en son article L. 3121-9, définit l’astreinte comme « une période pendant laquelle le salarié, sans être sur son lieu de travail et sans être à la disposition permanente et immédiate de l’employeur, doit être en mesure d’intervenir pour accomplir un travail au service de l’entreprise » et ajoute que « la durée de cette intervention est considérée comme un temps de travail effectif ».

 

Deux temps se distinguent donc en période d’astreinte :

 

– La période d’intervention durant laquelle le salarié réalise une prestation de travail ;

 

– La période d’inactivité durant laquelle le salarié est en principe libre d’occuper son temps comme il le souhaite tout en devant rester en mesure d’intervenir pour accomplir une prestation de travail pour son employeur.

 

Si la première période ne pose pas de difficulté dans la mesure où elle est considérée comme du temps de travail effectif et rémunérée comme tel, il est en revanche fréquent que salariés et employeurs s’interrogent sur le régime de la seconde période de temps « libre » durant laquelle le salarié doit se rendre disponible rapidement pour son employeur.

 

C’est sur ce sujet que la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a été sollicitée et a statué dans deux arrêts du 9 mars dernier (CJUE 9 mars 2021, D. J. c/ Radiotelevizija Slovenija, aff. C-344/19 et R. J. c/ Stadt Offenbach am Main, aff. C-580/19).

 

La première affaire concernait un technicien spécialisé en centres de télétransmission salarié d’une chaine de la télévision nationale slovène, qui durant ses périodes d’astreinte devait se rendre sur son lieu de travail (sommet d’une montagne) dans l’heure suivant l’appel de son employeur. Il bénéficiait à cet égard d’un logement sur son lieu de travail sans obligation de l’occuper.

 

Ce dernier a fait le choix d’occuper le logement mis à sa disposition, compte tenu de l’éloignement de son domicile, tout en sollicitant le paiement des périodes d’astreinte comme du temps de travail effectif compte tenu des contraintes subies pendant cette période tenant au manque d’activités envisageables dans le secteur.

 

La seconde affaire était relative à un sapeur-pompier employé par une ville d’Allemagne qui, lui, pouvait être où il le souhaitait pendant ses périodes d’astreinte, mais devait pouvoir se rendre au sein de la ville qui l’employait dans les 20 minutes suivant un appel, en tenue d’intervention et en faisant usage des droits dérogatoires au Code de la route.

 

L’article 2 de la Directive 2003/88 du 4 novembre 2003 définit le « temps de travail » comme « toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou pratiques nationales » et, du « temps de repos » comme « toute période qui n’est pas du temps de travail ».

 

La CJUE a été saisie d’une question préjudicielle en interprétation de cet article sur le point de savoir si les périodes de garde sous le régime de l’astreinte devaient être qualifiées de « temps de travail », incluant nécessairement les périodes de temps « libre » pendant lesquelles le salarié doit rester joignable et pouvoir intervenir sur son lieu de travail rapidement.

 

La CJUE précise tout d’abord qu’il n’existe pas de situation intermédiaire entre « temps de travail » et « temps de repos ». Le temps de garde d’un salarié en période d’astreinte doit être qualifié par l’une ou l’autre de ces notions.

 

Elle a ensuite jugé qu’aucun des deux cas d’espèce ne permettait d’assimiler les périodes de garde des astreintes à du temps de travail.

 

Toutefois, ce qu’il faut retenir de ces deux arrêts du 9 mars 2021 ce sont les précisions données quant à la notion de temps de travail en période d’astreinte.

 

Ainsi, pour la CJUE relève de la notion de temps de travail « l’intégralité des périodes de garde, y compris celles sous régime d’astreinte, au cours desquelles les contraintes imposées au travailleur sont d’une nature telle qu’elles affectent objectivement et très significativement la faculté, pour ce dernier, de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités et de consacrer ce temps à ses propres intérêts ».

 

En revanche, « lorsque les contraintes imposées au travailleur au cours d’une période de garde déterminée n’atteignent pas un tel degré d’intensité et lui permettent de gérer son temps et de se consacrer à ses propres intérêts sans contraintes majeures, seul le temps lié à la prestation de travail qui est, le cas échéant, effectivement réalisée au cours d’une telle période constitue du « temps de travail  » ».

 

Pour le juge européen, seules les contraintes qui sont imposées au salarié, que ce soit par la réglementation nationale, une convention collective ou son employeur, peuvent être prises en considération afin d’évaluer si une période d’astreinte constitue du temps de travail.

 

Il invite notamment le juge national à étudier particulièrement le délai dont dispose le salarié pour se rendre sur son lieu d’intervention ainsi que la fréquence moyenne des interventions durant une période d’astreinte.

 

A l’inverse, les contraintes relevant du libre choix du salarié ne pourront pas être prises en compte.

 

Les juridictions nationales, dont les tribunaux français, devront donc statuer au cas par cas au regard des indications de la CJUE.

 

La Cour de cassation a déjà eu à statuer sur des situations similaires et sa position ne semble pas venir à l’encontre de l’apport des décisions européennes du 9 mars 2021.

 

Ainsi, pour la Haute Juridiction française constitue du temps de travail effectif, la période d’astreinte durant laquelle les salariés ne peuvent pas vaquer à des occupations personnelles et sont tenus de rester dans des locaux mis à la disposition de l’employeur, compte tenu de l’éloignement trop important de leur domicile et ce, pour assurer un service dit « d’action immédiate » (Cass. soc., 2 avril 2003, n° 01-40.032).

 

De même, est considéré comme temps de travail effectif le temps pendant lequel le salarié est tenu de rester « dans des locaux déterminés imposés par l’employeur, peu important les conditions d’occupation de tels locaux », même s’il s’agit d’un lieu de repos qualifié de « base vie », attribué aux salariés appartenant à un service de sécurité, susceptibles d’intervenir immédiatement en cas d’alarme (Cass. soc., 28 mai 2014, n° 13-10.544).

 

En revanche, les deux décisions de la CJUE portent une solution contraire aux dispositions d’ordre public de l’article L. 3121-10 du Code du travail qui assimilent les temps « libres » de l’astreinte à des périodes de repos.

 

Or, ces arrêts s’imposent aux juridictions nationales saisies de litiges identiques.

 

Pour déterminer la qualification juridique des temps d’inactivité de leurs salariés en période d’astreinte, les entreprises doivent désormais procéder à une analyse in concreto des contraintes imposées et de leur impact sur la vie familiale et personnelle des collaborateurs pour in fine décider si ces temps « libres » doivent être intégrés dans le temps de travail effectif ou comptabilisés en temps de repos.

 

Le corollaire pour les employeurs étant bien sûr de veiller au respect des durées minimales de repos hebdomadaire et quotidien.

 

Il est prévisible que le droit prétorien français se nourrisse des deux décisions de la CJUE et apporte un nouvel éclairage sur les obligations des employeurs en la matière. A suivre donc.

 

 

Pour toute information, contactez Julie De Oliveira (deoliveira@pechenard.com)