Cass. 2ème, 14 novembre 2024, n°22-20.868
Un salarié est engagé le 19 mai 2014 en qualité de technicien d’exploitation puis licencié pour inaptitude et impossibilité de reclassement en date du 18 novembre 2016.
Au cours de sa relation contractuelle, il remplit une déclaration de maladie professionnelle au titre d’une « insuffisance respiratoire-asthme » renseignant une date de première constatation médicale fixée au 14 mars 2015. La déclaration de maladie professionnelle était accompagnée d’un certificat médical initial du 6 août 2017 établi par un médecin généraliste, mentionnant une insuffisance respiratoire dont la première constatation médicale était fixée au 1er juin 2014.
En date du 20 novembre 2017 et à l’issue d’une enquête administrative, la caisse primaire d’assurance maladie décide de prendre en charge la pathologie déclarée au titre du tableau n°66 des maladies professionnelles intitulé « rhinite et asthmes professionnels ».
L’employeur saisit alors la commission de recours amiable (CRA) de la Caisse afin de contester le caractère professionnel de la pathologie ainsi déclarée.
Sur rejet implicite de la CRA, l’employeur poursuit son recours devant une juridiction de sécurité sociale aux fins d’obtenir l’inopposabilité de la décision de prise en charge litigieuse.
Parallèlement, la victime saisit la même juridiction de sécurité sociale en sollicitant la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.
Les deux instances sont jointes.
Par jugement du 6 juillet 2020, le pôle social du tribunal judiciaire de Caen déboute l’employeur de sa demande d’inopposabilité de la décision de prise en charge de la pathologie contestée, jugeant qu’elle présentait un caractère professionnel, puis reconnaît sa faute inexcusable à l’origine de l’insuffisance respiratoire obstructive chronique déclarée par le salarié.
L’employeur interjette appel à l’encontre de cette décision. Par arrêt rendu le 30 juin 2022[1], la chambre sociale de la Cour d’appel de Caen infirme le jugement attaqué, déclarant inopposable à l’employeur la prise en charge par la caisse primaire d’assurance maladie de la maladie déclarée par son ancien salarié, puis déboute le demandeur de ses prétentions tendant à la reconnaissance de la faute inexcusable de son ancien employeur, comme étant à l’origine de la pathologie déclarée, outre ses demandes indemnitaires subséquentes.
Pour ce faire, la Cour d’appel juge dans un premier temps que le caractère professionnel de la maladie déclarée du salarié n’étant pas établi, il convient donc, par voie d’infirmation, de déclarer inopposable à l’employeur la décision de prise en charge de la pathologie.
Puis, dans un second temps, la juridiction d’appel en déduit que puisque le caractère professionnel de la maladie n’est pas opposable à l’employeur, alors la faute inexcusable de ce dernier ne peut être recherchée au cas d’espèce.
Saisie d’un pourvoi formé par la victime, la 2ème chambre civile de la Cour de cassation casse et annule, sans grande surprise, l’arrêt attaqué de la Cour d’appel de Caen sauf en ce qu’il a déclaré inopposable à l’employeur la décision de prise en charge par la CPAM du Calvados et renvoyé l’affaire et les parties devant la cour d’appel de Rouen, s’agissant de la partie du litige portant sur la demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.
Au visa des articles L. 452-1 et L. 461-1 du code de la sécurité sociale, et après avoir rappelé le principe d’indépendance des rapports entre l’employeur et la CPAM d’un côté (inopposabilité) et l’employeur et la victime de l’autre (faute inexcusable), la Cour de cassation a rappelé que le fait que le caractère professionnel de la maladie ne soit pas établi dans les rapports entre la caisse et l’employeur ne privait pas la victime du droit de faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur et qu’il appartenait à la juridiction de sécurité sociale de rechercher, après débat contradictoire, si la maladie avait un caractère professionnel et si la victime avait été exposée au risque dans des conditions constitutives d’une faute inexcusable.
Si cette position n’est pas inédite, l’arrêt du 14 novembre 2024 est l’occasion de rappeler les incidences de l’indépendance des rapports Caisse / Employeur et Employeur / Victime dans le cadre de deux demandes d’inopposabilité et de reconnaissance de la faute inexcusable jointes à la même procédure.
Ainsi, il convient de rappeler que la reconnaissance du caractère professionnel d’un accident ou d’une maladie est indispensable à la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur (I.). Par ailleurs, dans le cadre de l’examen d’une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, ce dernier est recevable à contester le caractère professionnel de l’accident ou de la maladie en guise de moyen de défense. Toutefois, les rapports juridiques entre employeur, caisse et salarié se révèlent plus complexes en cas de jonction des demandes d’inopposabilité et de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur (II.).
I. Nécessité d’une reconnaissance de l’AT ou de la MP pour engager une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur
La reconnaissance du caractère professionnel d’un accident ou d’une maladie est indispensable à la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.
Toutefois, si la faute inexcusable ne peut être retenue que pour autant que l’accident survenu à la victime revêt le caractère d’un accident du travail, sa reconnaissance n’implique pas que l’accident ait été pris en charge comme tel par l’organisme social[2].
Cette reconnaissance peut donc être soit préalable, comme c’est majoritairement le cas, soit concomitante[3].
L’action en faute inexcusable n’est donc pas conditionnée par une déclaration préalable d’accident du travail ou de maladie professionnelle[4].
La Cour de cassation considère en effet que la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur est indépendante de la prise en charge au titre de la législation professionnelle et n’implique pas que l’évènement ait été préalablement déclaré à la Caisse par la victime ou ses représentants dans les 2 ans prévus au second alinéa de l’article L.441-2 du Code de la sécurité sociale[5].
Si le caractère professionnel de l’accident ou de la maladie n’a pas été reconnu au préalable, il peut donc l’être lors de la procédure en reconnaissance de la faute inexcusable, puisque la prise en charge ou son refus de prise en charge par la Caisse est sans incidence sur l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur.
Dans cette dernière hypothèse, le coût de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle ne sera toutefois pas imputé sur les comptes employeur de la société.
Cette possibilité pour la victime de faire reconnaître le caractère professionnel de son accident du travail ou de sa pathologie, à l’occasion de sa demande concomitante de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur, est tout à fait cohérente avec la possibilité qui est corrélativement laissée à l’employeur de contester le caractère professionnel d’un accident ou d’une maladie, pour assurer sa défense dans le cadre d’une procédure en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, et ce alors même qu’il n’aurait pas introduit de recours dans les 2 mois impartis contre la décision de prise en charge de l’évènement professionnel litigieux[6].
Dans l’arrêt commenté, le salarié avait formé une demande de reconnaissance de la maladie professionnelle, antérieurement à sa demande de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur. L’employeur lui-même avait parallèlement introduit une action en inopposabilité de la décision de prise en charge de cet évènement, concernant les seuls rapports Caisse / Employeur.
Toutefois, une jonction des procédures entre reconnaissance de la faute inexcusable et inopposabilité de la décision de prise en charge de la maladie professionnelle a été ordonnée par la juridiction de sécurité sociale, ce qui a conduit à complexifier l’appréciation des rapports entre les différents protagonistes, au regard du principe classique d’indépendance des rapports régulièrement rappelé par la Cour de cassation en matière de sécurité sociale.
II. Complexité des rapports juridiques entre employeur, caisse et salarié en cas de jonction des demandes d’inopposabilité et de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur
La Cour de cassation a déjà jugé que, si l’employeur peut soutenir en défense à l’action en reconnaissance de la faute inexcusable introduite par la victime ou ses ayants droit, l’accident du travail ou la maladie professionnelle n’a pas d’origine professionnelle, il n’est cependant pas recevable à contester l’opposabilité de la décision de prise en charge de ce même accident ou de cette même maladie par la Caisse dans le cadre de la seule instance engagée par la victime au titre de la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur[7].
Toutefois, il n’est pas rare qu’un employeur introduise, en parallèle, d’une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, une demande d’inopposabilité de la décision de prise en charge d’un évènement, estimant qu’il ne présente aucun caractère professionnel.
En effet, l’inopposabilité de la décision de prise en charge est une procédure qui concerne les seuls rapports Caisse / Employeur et qui doit être introduite dans un délai de 2 mois à compter de la notification de la décision de prise en charge réceptionnée par l’employeur. En effet, dans le cadre du contentieux de l’inopposabilité, il ne s’agit pas pour l’employeur de contester la décision proprement dite mais d’en contester les effets à son égard.
Cette procédure vise ainsi à obtenir la suppression des coûts liés à la reconnaissance d’un évènement professionnel. Ainsi, l’employeur est alors « libéré de son obligation de payer »[8], voire remboursé des cotisations payées à tort, dans la mesure où le sinistre inopposable n’entre plus dans le calcul de son taux de cotisation AT/MP.
Les salariés concernés restent quant à eux indemnisés au titre de la législation des risques professionnels du fait du « principe de l’indépendance des rapports » entre Caisse / Employeur et Caisse / Victime, de sorte que la décision d’inopposabilité ne les affecte pas. Ces salariés ne sont d’ailleurs, la plupart du temps, pas informés de la procédure d’inopposabilité engagée par leur employeur[9].
Cependant, en cas de jonction des demandes d’inopposabilité et de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, les rapports entre les différents protagonistes sont plus complexes, ce qui a amené la Cour de cassation a jugé que la juridiction de sécurité sociale est alors saisie de deux procédures, dont la jonction prononcée n’a cependant pas fait disparaître leur caractère distinct.
Dès lors, au sein d’une même instance, il est possible que la juridiction de sécurité sociale prononce l’inopposabilité d’une décision de prise en charge, estimant que l’organisme social ne rapporte pas la preuve de l’imputabilité professionnelle qui lui incombait, dans ses seuls rapports avec l’employeur, avant de décider ensuite, que dans ses rapports avec son employeur, la victime établissait quant à elle la preuve du lien de causalité direct et certain entre son état de santé et ses conditions de travail, susceptible de lui permettre de voir reconnaître la faute inexcusable de l’employeur[10].
En conséquence, c’est très logiquement que, dans l’arrêt commenté du 14 novembre 2024, la Cour de cassation a rappelé le principe d’indépendance des rapports entre l’employeur et la CPAM d’un côté (inopposabilité) et l’employeur et la victime de l’autre (faute inexcusable), avant de juger le fait que le caractère professionnel de la maladie ne soit pas établi dans les rapports entre la caisse et l’employeur ne privait pas la victime du droit de faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur.
La Cour de cassation a ainsi sanctionné le raisonnement de la juridiction du fond qui avait automatiquement déduit de l’inopposabilité de la décision de prise en charge de la maladie litigieuse à l’employeur, l’absence de faute inexcusable au cas d’espèce.
En effet, la 2ème chambre civile a rappelé qu’il appartenait à la juridiction de sécurité sociale de rechercher, après débat contradictoire, si la maladie avait un caractère professionnel et si la victime avait été exposée au risque dans des conditions constitutives d’une faute inexcusable, peu important que l’employeur se soit vu déclarer opposable la décision de prise en charge de la maladie professionnelle, dans les seuls rapports Caisse / Employeur.
En effet, il n’est pas rare que la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle dispose de davantage d’éléments permettant de démontrer son exposition au risque ou le lien entre l’évènement déclaré et ses conditions de travail, y compris des éléments collectés postérieurement à la prise en charge (attestations de témoignages, procès-verbaux d’enquête pénale,…), dans le cadre du contentieux de la faute inexcusable de l’employeur, tandis que la Caisse peut seulement mettre en avant les éléments qu’elle a recueillis dans le cadre de l’instruction avant décision de prise en charge, dans le cadre du contentieux de l’inopposabilité.
Selon les principes directeurs du procès civil posés par les articles 1 à 24 du code de procédure civile, le procès est la chose des parties : elles disposent d’un rôle dans la conduite du procès afin de présenter de la meilleure manière possible leurs arguments en défense.
Dès lors, en matière de contentieux de la sécurité sociale, il convient d’être particulièrement vigilant quant aux mesures d’administration judiciaire, telle que la jonction des instances, au regard du principe d’indépendance des rapports Caisse / assuré et Caisse / employeur puisque la démonstration du caractère professionnel d’un évènement peut considérablement varier en fonction des éléments de preuve rapportés, ou non, par l’une ou l’autre des parties.
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Le Département Social du cabinet Péchenard & Associés répond à toutes vos questions sur les accidents du travail et les maladies professionnelles et se tient à votre disposition pour échanger tant au titre de son activité de conseil que dans le cadre de contentieux en cours ou à venir.
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[1] CA Caen, 30 juin 2022, RG n° 20/01604
[2] Cass. 2ème civ., 20 mars 2008, n° 06-20.348
[3] Cass. 2ème civ., 18 novembre 2010, n° 09-17.276
[4] Cass. 2ème civ., 23 janvier 2020, n° 18-19.080
[5] Cass. 2ème civ., 8 octobre 2009, n° 08-17.141 ; Cass. 2ème civ., 23 janvier 2020, n° 18-19.080
[6] Cass. 2ème civ., 5 novembre 2015, n° 13-28.373
[7] Cass. 2ème civ., 8 novembre 2018, n° 17-25.843
[8] Morane Keim Bagot, De l’accident du travail à la maladie : la métamorphose du risque professionnel ( Enjeux et perspectives), Nouvelle Bibliothèque de thèses Dalloz, vol. 148, 2015, p.387
[9] Delphine Serre, « Défaire sa responsabilité financière en matière de risques professionnels. Les stratégies documentaires des avocat·es d’employeurs », Revue Travail et emploi, 2022/2, p.21 à 44
[10] Cass. 2ème civ., 26 novembre 2020, n° 19-21.890